L a c r o i x r i u m

 

Stanley Péan
Préface au recueil d'illustrations Chimères (t.2) 1989, de Pierre D. Lacroix


Par la force des choses, étant donné mon âge qui fait de moi l'un des “jeunes talents prometteurs” du domaine de la science-fiction et du  fantastique québécois, je ne connais Pierre Djada Lacroix que depuis très peu de temps. Et dans ma naïveté de petit cul-vert, il s'est imposé à moi comme l'un des personnages essentiels du milieu — «le plus sincère défenseur du fantastique en terre-Québec», pour paraphraser Norbert Spehner.

Pierre et moi n'appartenons pas à la même génération; il pourrait être mon père... enfin presque. Quand on a mon âge et que l'on aperçoit l'homme pour la première fois, on remarque d'abord la barbe fournie qui lui mange le bas du visage puis son débit mesuré, toujours posé... et tout de suite, on lui devine un petit coté bohême et “grano” qu'il ne saurait nier; on l'imagine comme l'un des derniers vrais survivants de l'époque des boîtes à chansons, du rock psychédélique et du peace'n'love. D'ailleurs, Pierre a lui-même tâté de la chanson, si je ne m'abuse, et de bien d'autres choses. Né Hull, au Québec, en 1950, et balloté comme un bateau ivre au fil du temps, il fut tour à tour moniteur en éducation physique, graphiste publicitaire, membre de la rédaction d'IMAGINE..., nouvelliste, illustrateur, fondateur et directeur de la défunte CARFAX, seule revue québécoise consacrée au fantastique... et Dieu sait quoi encore. [A ma connaissance, la prédication télévisée constitue le seul trou dans son curriculum vitae, mais vous comprenez, il fallait bien qu'il en laisse aux autres...]. A l'instar de mon acolyte Nando Michaud, Pierre Lacroix fait partie de cette catégorie d'hommes-orchestres dont on ne saurait dire qu'ils ont plus d'une corde à leur arc, mais plutôt qu'ils pratiquent l'archerie avec une harpe. Tout cela, loin de nous empêcher d'être amis, sollicite en moi une profonde admiration pour cet homme dont je partage la passion quasi obsessive pour l'imaginaire fantastique et l'art qui en découle.

Pierre D. Lacroix a publié sa première illustration dans REQUIEM en 1978 et a depuis signé près de huit cents illustrations intérieures et une soixantaine de couvertures (1989) pour des livres, revues et fanzines, principalement en science-fiction et fantastique, aussi bien au Québec et Canada anglais, qu'en Europe. Artiste extrêmement prolifique, il produit beaucoup, il produit vite... mais pas toujours bien. Triste réalité du métier de créateur, la prolixité ne garantit pas la qualité à tout coup. Pourtant, Pierre serait d'accord avec moi pour reprendre le vieil adage selon lequel «c'est en forgeant que l'on devient forgeron». [Ah, je les vois déjà, tous mes chers détracteurs, reprenant ces paroles pour les appliquer à mon cas].

Ce recueil rassemble néanmoins des oeuvres accomplies de Pierre. On y retrouvera toutes les caractéristiques de son art hétéroclite et surréaliste. Paysages improbables d'univers extra-terrestres ou simplement visions oniriques, on y sentira la forte influence de Virgil Finlay. Cette observation ne vise pas à réduire Pierre à un simple émule — il a quand même dépassé ce stade — mais plutôt à l'inscrire dans la filiation de l'un des plus célèbres illustrateurs de science-fiction et fantastique américains.

Enfin, je ne saurais clore cette brève introduction de l'homme et l'oeuvre sans un mot sur les femmes de Lacroix. Ces omniprésentes femmes-tigres, femmes-lions, sorcières, fées, princesses de mondes lointains et futurs ou déesses antiques, chevelure flottant dans le vent; ces visages d'une sévère beauté (notamment le portrait de mon "Docteur K", jumelle de la défunte Romy Schneider illustrant la jaquette du collectif L'Horreur est humaine [Le Palindrome Editeur, 1989] ou parfois d'une perfection plastique excessive qui évoque les photographies retouchées et auréolées des pin-ups des revues de mode érotico-porno...

Aux critiques qui reprocheraient à Pierre une idéalisation de la femme frisant le sexisme, je répondrais qu'il faudrait plutôt voir en lui l'artiste romantique, le vrai, spécimen d'une espèce en voie de disparition. Ces Femmes de rêves, chimères d'une impossible vénusté, mystérieux objets du désir, m'apparaissent d'abord comme de très fidèles traductions graphiques des fantasmes de Verlaine, Baudelaire et autres grands poètes romantiques. Des fantasmes masculins, certes, mais jamais phallocrates ni misogynes car je soupçonne Lacroix d'aimer beaucoup trop les femmes pour cela.

Aussi puisse ce bateau ivre voguer encore longtemps au gré des caprices houleux de l'imaginaire.

Que de chemin accompli tout de même en dix ans.

 

Stanley Péan, écrivain
Sainte-Foy, 9 mai 1989

 

 


Thème © Le Patriote, pour Sites Xpress.
Illustrations © Pierre Lacroix