Pierre
D. Lacroix
(entretien)
Par Karine Isabelle
Paru dans Solaris
#120 (vol.22, n°3) hiver 1997, Gallix, Qc.
Introduction
Hullois,
Pierre Djada Lacroix a suivi les feux de la jeunesse en roulant
sa bosse dans les années 60 et 70. Passionné de musique folk et
rock, il a participé à titre de chanteur et guitariste à plusieurs
spectacles dans l'ouest canadien.
En
1970, il a publié ses premiers poèmes, articles et reportages dans
Photo Journal et la revue Pop Rock, et sa première illustration
a paru dans Requiem (ancien nom de Solaris) à la fin de cette décennie.
Depuis,
Pierre D. Lacroix est omniprésent dans le fandom québécois et francophone.
Il a été l'éditeur de Carfax, un fanzine entièrement consacré au
fantastique et à l'horreur. Ses textes et ses illustrations ont
paru dans presque tous les zines et revues de la SFFQ: Solaris,
imagine..., Temps tôt, Horrifique, Fenêtre secrète sur Stephen
King, etc. un travail pour lequel il s'est mérité le Prix Boréal
du meilleur illustrateur en 1982, et celui du Meilleur fanéditeur
en 1987.
Cependant,
rien ne saurait mieux répondre de Pierre D. Lacroix que ses quelques
2000 illustrations, qui ont marqué d'une empreinte indélébile la
science-fiction et le fantastique de toute la francophonie.
(K.I.)
Entrevue
Karine Isabelle pour Solaris.
La femme occupe une
place prépondérante dans ton oeuvre. Quel est l'aspect chez la femme,
physique ou psychologique, qui t'attire le plus?
Pierre
D. Lacroix.
Ce qui m'attire le
plus chez la femme, du point de vue physique, ce sont les yeux.
J'ai une fascination pour les yeux. Si j'étais psychopathe, j'en
ferais sûrement une collection... C'est impressionnant, les yeux,
et pas seulement pour leurs couleurs mais aussi pour ce qu'ils peuvent
exprimer. En une fraction de seconde, on peut savoir si la personne
qui nous parle est sincère ou pas. Le reste du corps est très secondaire
pour moi. Qu'importe l'âge ou le physique, jeune ou vieille, c'est
surtout avec le regard que je vois si une personne est belle ou
pas. Quant à l'aspect psychologique, je suis attiré par les femmes
intelligentes et cultivées. Ce sont les plus intéressantes. Et je
ne suis pas vexé si elles sont plus intelligentes que moi. Au contraire,
si elles peuvent m'en apprendre, je suis ouvert.
Solaris.
Cela justifie-t-il
la quasi absence des hommes dans tes dessins?
Lacroix.
Si la question m'avait
été posée il y a quelques années, j'aurais répondu sans hésitation
par l'affirmative. On n'a pas à réfléchir longtemps pour se rendre
compte que l'homme est un être vil, cupide, destructeur, menteur
et j'en passe. Je ne le porte pas dans mon coeur et, comme évidemment
j'en suis moi-même un, je dois m'accomoder de sa présence et faire
en sorte d'essayer de vivre en harmonie à ses côtés. Mais comme
le loup, je suis méfiant et je garde mes distances.
Avec
les femmes, c'est différent. Il y a quelque chose qui passe entre
nous et ça s'appelle de la complicité. Je les attire et elles m'attirent.
Je ne parle pas, ici, de sexualité. Comment dire, je suis plus près
de l'univers des femmes que celui des hommes. Je suis souvent leur
confident et je me plais en leur présence. Il est donc naturel que
je dessine la femme et que je la représente comme je la vois. Oui,
je me fais une image précise de la femme mais cela ne veut
pas dire que je la mets sur un piédestal pour autant, même si mes
propos laissent supposer le contraire.
Cependant,
depuis 1994, les hommes sont de moins en moins absents dans mes
illustrations. A mes débuts, il y a une quinzaine d'années, les
hommes que je dessinais se trouvaient toujours dans de mauvaises
postures ou, tout simplement, ils étaient laids. Je les intégrais
dans mes dessins d'horreur, comme pour m'en débarrasser. Ce n'est
que bien plus tard que j'ai pris conscience que c'était là ma façon
de les voir et que, pourtant, ce ne sont pas tous les hommes qui
sont mauvais. Alors j'ai légèrement changé ma vision, ma perception
de l'homme. Il faut croire que je deviens moins agressif en vieillissant.
Solaris.
En tant qu'artiste
issu de la génération "hippie", la révolution féministe
du début des années 70 a-t-elle joué un rôle significatif dans ton
oeuvre?
Lacroix.
Je mentirais si je
répondais non. La révolution féministe a en effet joué un rôle important
autant dans mon oeuvre visuelle que dans ma vie de tous les jours.
Même si je n'en ai pas toujours eu conscience. Jamais je ne dessinerai
une femme accrochée aux genoux d'un homme, comme dans les illustrations
de Frank Frazetta pour Conan le barbare. Je me suis toujours senti
mal à l'aise devant cette représentation de la femme. J'ai trop
de respect et d'admiration pour la dessiner ainsi.
J'ai
eu la chance de connaître des femmes extraordinaires qui, dès mon
adolescence, ont su me guider à temps pour m'empêcher de reproduire
le pattern de mes semblables. Du jeune homme renfermé que j'étais,
qui ne s'exprimait pas, ou peu, la femme m'a ouvert à son univers
et j'ai instantanément aimé ce que j'y ai vu et appris. il y a en
effet beaucoup à apprendre, il s'agit juste de s'ouvrir et d'écouter.
Mais attention, quand tu parles de révolution féministe, je n'aime
pas les extrêmes. Il y a toujours des extrêmistes dans n'importe
quoi.
Solaris.
Tes dessins représentent
une femme idéalisée, belle, svelte, charmeuse et sensuelle.
Lacroix.
J'aime mieux dessiner
ce qui est beau que ce qui est laid. C'est pourquoi j'ai maintenant
un peu de difficulté à réaliser des dessins d'horreur et je n'en
fais plus que sur demande. Disons que même si j'avais à dessiner
une femme obèse, je pense qu'elle serait belle. Si je ne pouvais
y arriver, je m'en abstiendrais. Je connais mes limites. La femme
que je dessine est charmeuse, sensuelle et, souvent, elle est mystérieuse.
Mais attention, il y a plus, elle a aussi du caractère, elle est
dominante, c'est une femme de tête. Son regard est intelligent.
Tu ne lui marches pas sur les pieds. En fait, ce sont mes amies
que je dessine. Je ne fais pas leurs portraits, je dessine leur
âme. C'est ce que j'essaie de faire ressortir. Alors tu vois tout
le bien que je pense d'elles. Ce qui compte pour moi, c'est que
mes dessins soient sans âge, même si c'est aussi infime qu'un grain
de sable, sur quoi le temps n'aura pas d'emprise.
Solaris.
Ne retrouve-t-on pas
dans certains dessins le côté animal ou félin de la femme?
Lacroix.
Si, si. Je ne le fais
pas vraiment exprès. C'est comme un automatisme. Je m'en rends compte
après coup, une fois que le dessin est terminé. Le côté animal ou
félin de la femme dans mes dessins, je pense que c'est moi, que
je me représente ainsi à travers leur regard. Dans d'autres dessins,
surtout ceux qui sont remplis de symboles, c'est plus subtil. Par
exemple, j'ai déjà fait un dessin représentant une femme dont on
ne voit pas le haut du corps. Sous ses pieds, il y a un échiquier
et, à la droite, un ours en peluche qui tient un globe terrestre
entre ses pattes. Eh bien, ce n'est que des années plus tard que
je me suis aperçu que le nounours me représentait, que l'échiquier
était le monde. J'ai eu beaucoup de commentaires sur ce dessin,
beaucoup d'interprétations, mais personne n'a mis le doigt sur ce
que ça pouvait vraiment signifier.
Quand
je dessine, je pars avec une idée mais je ne sais pas où ça va me
mener. En cours de route, des ajouts se font ici et là. A ce moment,
je ne suis pas maître de ce qui se passe. C'est la main qui contrôle
tout. Quand je pose le crayon et que je regarde le résultat: si
le dessin me satisfait, je l'encre, sinon il prend la direction
du panier. Mais je n'analyse pas le dessin, j'aime bien que chacun
voit ce qu'il ou ce qu'elle veut. S'ils aiment ce que je fais, je
suis content; s'ils n'aiment pas, c'est pas mon problème.
Solaris.
Est-ce que la critique
t'influence d'une quelconque manière?
Lacroix.
Je ne le crois pas.
Je n'en ai toujours fait qu'à ma tête mais comme je suis autodidacte,
il me fallait apprendre quelque part. Je n'avais pas le choix: je
me devais de relever les défis pour m'améliorer. Virgil Finlay,
mon maître en illustration, mon influence première, était décédé
depuis peu et je n'avais que son oeuvre à me mettre sous les yeux.
S'il avait été vivant quand j'ai commencé à m'intéresser sérieusement
à l'illustration, il est probable que j'aurais déménagé aux Etats-Unis
pour étudier sous sa tutelle. Pendant quelques années, j'ai correspondu
avec Gerry de la Ree, ami de Finlay, et il m'a donné plein d'informations
sur sa technique, sur sa façon de réaliser des dégradés avec les
pointillés, les hachures, les jeux d'ombre, etc. Puis, j'ai découvert
d'autres talentueux illustrateurs: Michael W. Kaluta, Jeffrey Jones,
Berni Wrightson, Michael Whelan. Ce n'est que des années plus tard
que je suis allé voir aux sources: Pierre Auguste Renoir, Claude
Monet, Alphonse Mucha, Gustave Doré, ainsi que les peintres de la
période pré-raphaélithe. J'avais et j'ai toujours une soif
d'apprendre. Au Québec, et sans probablement le savoir, c'est Norbert
Spehner, de la revue Solaris, qui m'a le plus aidé. La première
fois que je lui ai soumis des dessins pour publication, il m'a écrit
une lettre me disant, en gros, que je ne l'avais pas. Au lieu de
me décourager et de faire comme beaucoup de jeunes; mettre mes dessins
dans un tiroir et ne plus y penser, je me suis remis au travail,
inlassablement, jusquà ce qu'il accepte enfin de me publier. J'en
ai passé d'innonblables nuits blanches à faire et refaire des dessins
jusquà ce que j'en sois satisfait. Ce n'était pas toujours très
bon mais Norbert m'encourageait à me surpasser.
Ce
n'est qu'en 1981, avec la parution du recueil de nouvelles de Michel
Bélil, Déménagement, dans lequel j'illustrais chaque texte
en plus de la couverture, que les gens du milieu ont commencé à
commenter mon travail. Dans l'ensemble, et au cours des années,
les critiques furent assez positives à mon égard. Mais je suis capable
d'encaisser les critiques négatives, si elles sont constructives,
ça me permet de m'améliorer. Et puis, n'est-ce pas que lorsqu'on
croit en ce qu'on fait, rien ni personne ne peut nous influencer
de quelque manière que ce soit...
Entrevue réalisée par
Karine Isabelle pour la revue Solaris
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